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Choucube
31 mai 2012

La triste singularité d'un baiser aphone

   Par une douce journée printanière que ma mémoire imparfaite peine à restituer avec exactitude, une cohue habituelle anime la Place Audin (Alger-Centre). Au cœur  de cette foule hétéroclite, un grand bouleversement se prépare dans un suspense sourd. Un jeune couple tout frais, jouissant du simple plaisir de se balader bras dessus-bras dessous par une agréable journée ensoleillée commet l'irréparable alors qu'un policier passait par là. Un tendre et furtif baiser (plus furtif que tendre). S'en suit alors un grand ballet digne de la plus grande descente policière d'une grosse production hollywoodienne. Les pneus crissent sur l'asphalte, les sirènes à rendre l'ouïe à un sourd se font entendre à trois pâtés de maison. Cinq véhicules de police (avec différentes tailles de S à XXL) stationnent ou plutôt freinent subitement et dangereusement (c’est ce qu’on nomme dans Need for speed et Fast & Furious un drift) au milieu de la place. Les klaxons s'enchainent et les conducteurs se déchainent. Les badauds quant à eux restent hypnotisés, les yeux ébaubis, les jambes tremblantes d'excitation. La démesure est au rendez-vous. Autant de moyens et de bruit pour un instant fugace, un baiser volé, aveugle, sourd, aphone. Autant de zèle pour pas grand-chose. C'est la triste conséquence d'un baiser aphone.

   Le couple est vite persécuté, séparé et embarqué dans deux fourgonnettes qui prennent la même direction mais dans une dimension parallèle. Où vont-ils être emmenés ? Pour quel motif ? Quelle sera la cascade de tragiques retombées directes ou indirectes qui suivra ? Autant de questions sans réponses. Ce sont les tristes interrogations qu'aura suscitées par un baiser aphone.

   Quelques jours après ce fait divers étouffé dans l'œuf. Une chronique de journal (Point Zéro, Chawki Amari) signale le méfait. Près d'un an après, cette embuscade me trotte encore dans la tête, m'interloque et m'apostrophe au point ou je ne puis en exorciser le fond qu'en la partageant avec vous, mes lecteurs.

   Un couple majeur et consentant échange un petit baiser dans la rue sans déranger personne. La plainte est inexistante. Qu'est-ce qui est condamnable dans une situation pareille ? Certainement pas les lèvres qui se croisent car le souci est ailleurs. Le souci est enduit d'excès de zèle, empêtré dans la DGSN, criant de manque d'éducation sentimentale, illustratif d'une éthique douteuse et bien sur résumable par X qui est le facteur inconnu (bien que connu) propre à l'Algérie. Une voiture banalisée pour un cas de viol. Deux pour une affaire de grand banditisme. Un camion de pompier pour deux incendies. Aucune voiture pour une main dans le cul d'une fille qui passe mais cinq pour un petit baiser. Serait-ce un rêve ? Non, ce sont les rues d'Alger et la triste singularité de la police algérienne.

   Une réaction ni aussi zélé ni aussi excessive de la part de la DGSN aurait pu être compréhensible dans le cas d'un signalement ou alors si nous étions dans Etat islamique (et non dans une République Algérienne et blablabla...) où la religion régit la loi, où encore dans une nation doté d'une police islamique. Mais nous sommes en Algérie et non pas en Indonésie ou en Arabie-Saoudite. L'Algérie, un pays où l'on n’a besoin de justice ni pour sévir, ni pour servir d'exemple aux autres couples qui auraient pu songer dans leur inconscience (encore cette Algérie) à s'embrasser. Ceci est la triste précaution après un baiser aphone.

   La suite des évènements, parce qu'il y a malheureusement une suite, est encore plus perturbante. La question qui me turlupine est celle de la disparition du couple, qui a été littéralement absorbé par la fourgonnette bleue et blanche de la Police, puis vers le néant intrinsèque car plus personne ne sait ou ils sont et encore moins ou ils se sont retrouvés après l'embarquement et dans quelles conditions. Le secret reste entier.

   Par ailleurs, mes souvenirs abdiquent à me rappeler qu'un jour, à l’étranger alors que j'embrassai ma compagne, un vieux couple passait. Voyant la scène, la vieille dame sourit avec bienveillance et son mari fit de même avec bonhomie. Durant ce micro-évènement de la vie de chacun des protagonistes, rien de grave ne se produisit. Au commissariat du coin ou au siège de la Sécurité Nationale, aucun brouhaha intempestif ou excessif ne vit le jour. Je me rappelle cet épisode en me disant à moi-même que je n'oserai jamais témoigner de mon amour par un baiser dans une rue ou un boulevard algérien car probablement le vieux et sa vieille qui passeront pas là seront des policiers en civils infiltrés dans les rues pour nous rappeler que le plus infime geste d'amour est passible de graves cataclysmes (peut-être irréversibles) dans la vie du coupable d'aimer.

   Parfois, je songe à cet épisode, au couple peut-être disparu; Sont-ils toujours ensemble ? Ou est-ce qu'ils sont séparés pour grave atteinte à la Sécurité Nationale ? Peut-être se sont-ils mariés mais que traumatisés, ils n'osent plus se toucher de peur qu'une embuscade n'ait lieu dans leur chambre à coucher. J'y songe parfois. Plus j'y songe, plus les interrogations s'ajoutent, plus les trous noirs s'épaississent. C'est là, la triste singularité d'un baiser aphone.

   Ni juge, ni avocat, ni procureur. Je m'adresse à vous en simple chroniqueur.

 

P.S: Qu'en est-il de l'amour ? Qu'en est-il des baisers ? La République Algérienne Anti-Démocratique et Populiste du désamour et des libertés bafouées les aurait-elle absorbé ? L'interrogation demeure.

 

De: Chouks

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